THE STEIDZ, 2024
“SOPHIE KITCHING, Peintre À rebours”
On ne distingue d’abord qu’un martelage de teintes, d’écrasis tapageurs sur des fonds d’émeraude calmes. Jusqu’à ce que la surface cède et laisse se promener l’œil au milieu des couleurs et des motifs de fleurs. Sophie Kitching (née en 1990, Royaume-Uni) cultive le geste abstrait, par lequel elle ouvre des mondes. Portrait de l’artiste en éclaireuse, à l’occasion de sa nouvelle exposition à la galerie Isabelle Gounod, à Paris.
L’exposition « Polychroma » est votre troisième avec la galerie Isabelle Gounod. Peut-être encore plus que les précédentes, la peinture y occupe une place centrale. Pouvez-vous nous parler de la manière dont vous avez constitué cet ensemble et pourquoi vous avez souhaité vous concentrer sur ce médium ?
Sophie Kitching : J’ai abordé ce projet avec un désir de renouvellement. Ma première exposition avec la galerie Isabelle Gounod, en 2019, présentait une série d’œuvres en deux et en trois dimensions, des peintures sur polycarbonate, miroirs et voilages ; en 2022, j’avais proposé une exposition intitulée « The English Garden », autour de ma série « Invisible Green » qui évoquait une nature plus expressive, mais toujours très abstraite, avec des accumulations de formes végétales simplifiées recouvrant des motifs d’architecture. L’engouement pour ce travail m’a ensuite permis d’entamer de nouvelles collaborations, notamment avec la maison de champagne Ruinart en 2022, puis avec Bulgari en 2023, qui m’a invitée à concevoir deux modèles de leur iconique sac à main Serpenti Forever. Avec l’exposition actuelle, j’ai voulu approfondir mon rapport à la peinture, revenir au dessin, me saisir davantage de ce médium, de sa surface, travailler la couleur différemment. Une lecture m’a en outre profondément marquée cette année, À Rebours de Joris-Karl Huysmans (1884). Ce roman raconte l’histoire d’un dandy Parisien du 19e siècle, Des Esseintes, qui quitte la capitale pour s’isoler dans une maison de campagne où il se crée tout un monde intérieur, hors du temps. L’écriture de Huysmans est particulièrement picturale, avec son vocabulaire riche, sa manière de décrire par le menu les décors et les collections successives de livres, de parfums, de tableaux que constituent son personnage. Il y a notamment un chapitre dans lequel Des Esseintes compose un jardin de plantes tropicales qu’il choisit pour leur évocation de matières artificielles (ce sont des fleurs qui ressemblent à de la toile cirée ou bien des feuillages qui semblent découpés dans du zinc). Ce goût pour l’artifice, pour ce qui se trouve à la frontière entre le naturel et le synthétique, l’abondance des détails, faisait profondément écho à mon travail. Je me suis retrouvée comme sous l’emprise de cette écriture et me suis plongée dans le travail du dessin au pinceau avec ce même appétit pour le détail, ce même style accumulatif, ce même excès de la touche. Je me suis également autorisée à me confronter à l’aspect purement contemplatif, voire décoratif de la peinture. Aujourd’hui, j’habite à New York. C’est une ville dense, où la nature est fortement domestiquée, contrainte, ordonnée, factice pourrait-on dire. Les respirations y sont rares, et la littérature, la peinture, sont pour moi des échappées indispensables. Dans mon atelier, à Brooklyn, puis dans la galerie à Paris, j’ai compris que les peintures formaient un tout cohérent, que la respiration visuelle et sensorielle qu’elles offraient suffisait. Il n’y a qu’une exception à ce corpus exclusivement pictural, une carapace de tortue dorée à la feuille d’or et parée de pierres précieuses..
Cette tortue est d’ailleurs un motif extrait du roman de Huysmans. Ce n’est pas la première fois que la référence littéraire nourrit aussi directement votre travail. En 2017, par exemple, vous aviez travaillé sur le motif de la « nuit américaine » de Chateaubriand. Comment s’opère concrètement pour vous le passage d’un registre à l’autre, du texte à l’image, du langage poétique à la forme plastique ?
Sophie Kitching : Un certain nombre de visiteurs que j’ai pu rencontrer depuis le début de l’exposition ont lu le roman de Huysmans, ce qui crée des échanges
passionnants. J’en suis bien sûr très heureuse, mais ce n’est en aucun cas nécessaire pour comprendre et apprécier mon œuvre. En ce qui me concerne, j’ai découvert ce livre simplement parce que j’étais intriguée par la traduction anglaise du titre, « Against Nature ». Contre-nature, contre la nature, cette tension entre nature et artifice, nature et ornement, m’a semblé être un sujet de peinture en soi. De manière plus anecdotique, mais tout aussi décisive, une citation m’a accompagnée, qui fait écho à ma pratique et mon rythme de travail. Dans le roman, il est dit que le personnage décadent et solitaire « ne vivait guère que la nuit, pensant qu’on était mieux chez soi, plus seul, et que l’esprit ne s’excitait et ne crépitait réellement qu’au contact voisin de l’ombre. » Il y a un silence qui s’installe, ou que l’on retrouve, lorsque l’on est saisi par la lecture d’un livre. Une sorte d’effet miroir qui démultiplie nos réflexions, un sentiment de liberté à se sentir transportée par la lecture. Selon moi, c’est vraiment l’écriture comme matière, son style, plus que l’intrigue, qui produit cela. Pour Chateaubriand, ce qui m’a intéressée, ce sont ses multiples réécritures d’un même souvenir tout au long de sa vie, celui de cette « nuit américaine », une nuit qu’il teinte de lumière bleue et dont il fut saisi par la nature « sauvage et sublime ». Cette image est devenue une source d’inspiration pour l’exposition que j’ai présentée dans sa Maison historique à la Vallée aux Loups en 2017-2018. Deux ans plus tard, en 2020, après un voyage dans le Maine aux États-Unis, c’est l’écriture de Marguerite Yourcenar (notamment ses Mémoires d’Hadrien) qui m’a saisie et qui a donné naissance à une importante série d’aquarelles inspirée du paysage américain où elle vivait. Il y a peut-être une filiation pour relier toutes ces sources littéraires, mais c’est souvent le fruit du hasard et des rencontres avec un autre temps, un autre espace qui me porte vers tel auteur. Surtout, c’est ce sentiment de voyage immobile que je recherche, aussi bien dans la peinture que la littérature.
Si l’on considère l’ensemble de votre œuvre, on se rend compte combien cette notion de voyage et de paysage naturel sont des thèmes récurrents. La nouvelle série que vous présentez n’échappe d’ailleurs pas à ce tropisme. Pourquoi ce corpus de formes et de motifs vous intéresse-t-il particulièrement ?
Sophie Kitching : Je me nourris beaucoup de mes voyages pour mes recherches picturales. Certains éléments végétaux, certains lieux sont restés gravés dans mon esprit, comme cet entrepôt abandonné à Berlin, dont j’ai plusieurs fois invoqué l’image dans mes œuvres, avec ces arbres qui poussent à l’intérieur, sous la verrière, au milieu des poutres en acier. C’est le cas aussi des parcs et jardins anglais, avec leurs éléments architecturaux peints en « Invisible Green », cette teinte verte très particulière qui les rend presqu’invisibles dans le paysage. La nature luxuriante et tropicale du Mexique et de l’Indonésie, où je me suis déjà rendue, m’a également beaucoup touchée. Tout cela constitue un répertoire de formes que ma main reproduit presque inconsciemment sur la toile. Pour ma nouvelle série « Artifice », j’ai d’ailleurs cherché à me détacher de cet automatisme et me suis tournée vers un travail plus naturaliste, plus documenté, en m’inspirant notamment de reproductions de fleurs dans l’histoire de l’art, de fragments de tapisseries, de tableaux, de fresques. Pour la première fois, je me suis servie de modèles pour composer mes toiles et pousser plus loin le travail du dessin. J’ai par ailleurs souhaité saturer davantage la composition, la rendre plus dense en recourant au all-over de manière plus minutieuse, mais non moins expressive. Ces nouvelles toiles sont des explosions de couleurs vives, juxtaposées les unes sur les autres afin de faire vibrer les contrastes polychromes dans la rétine. Il me semble que le travail de la ligne y est pour beaucoup, il faut s’approcher des œuvres pour en saisir toutes les couches, percevoir les accords les plus ténus, presque ton sur ton sur le fond vert émeraude ou rouge pompéien. En parallèle, j’ai également approché la représentation du paysage de manière plus directe, physique et brute, en abordant la surface de la toile de façon plus libre, plus
spontanée. Les deux toiles Polychroma en sont le résultat. Pour les réaliser, j’ai contrecollé une photographie en noir et blanc sur la toile (celle de l’entrepôt de Berlin dont je parlais) et je l’ai ensuite entièrement recouverte de touches, de gouttes, de coulures. J’ai travaillé au sol, puis au mur, et en même temps que je recouvrais l’image, il me semblait qu’elle se révélait. C’est un geste purement en saisir toutes les couches, percevoir les accords les plus ténus, presque ton sur ton sur le fond vert émeraude ou rouge pompéien. En parallèle, j’ai également approché la représentation du paysage de manière plus directe, physique et brute, en abordant la surface de la toile de façon plus libre, plus spontanée. Les deux toiles Polychroma en sont le résultat. Pour les réaliser, j’ai contrecollé une photographie en noir et blanc sur la toile (celle de l’entrepôt de Berlin dont je parlais) et je l’ai ensuite entièrement recouverte de touches, de gouttes, de coulures. J’ai travaillé au sol, puis au mur, et en même temps que je recouvrais l’image, il me semblait qu’elle se révélait. C’est un geste purement pictural, bien sûr, mais qui me paraît assez proche du dispositif photographique, quand le support est soudainement traversé de lumière et que l’image s’y imprime. En travaillant la touche de manière plus pointilliste, plus réduite, la peinture devient paradoxalement plus évocatrice des effets de contrastes « naturels », surtout lorsqu’on les observe avec un certain recul. C’est cette dualité qui m’a intéressée, entre des peintures très riches en matière, très profondes dans l’espace qu’elles creusent, et des tableaux plus détaillés, plus dessinés, plus ornementaux.
Vous parliez d’«aspect décoratif de la peinture » : cette dimension ornementale, très forte dans votre travail, peut faire songer à l’iconographie médiévale, ou bien pour certaines œuvres, aux techniques de tissage, de sertissage. Rappelons que vous avez reçu votre formation aux Arts Décoratifs. Comment assumez-vous ces influences?
Sophie Kitching : J’ai toujours eu un intérêt pour les arts décoratifs, le vitrail notamment, mais aussi les motifs de tissus, les papiers peints anciens, les miniatures. C’est vrai que pour cette exposition il y a un lien direct avec les tapisseries médiévales dites « milles-fleurs », caractérisées par la juxtaposition de motifs végétaux, en suspension dans un espace non réaliste, tel un décor. Les tons rouges et verts de mes toiles se rapportent d’ailleurs aux couleurs de fond de ces grandes tentures, que j’ai pu observer au Met Cloisters de Manhattan, un musée incroyable, dans un parc fabuleux, réputé pour ses tapisseries de licornes. Mais, une fois encore, c’est ici la manière dont le paysage est représenté qui m’intéresse, et non pas le sujet ou les personnages. J’aime cette figuration très plane, la répétition de formes graphiques planes pour évoquer la nature et les jardins. Pour en revenir à Huysmans, c’est vraiment la lecture de son roman qui m’a soufflé le désir de me tourner vers une esthétique plus ornementale. C’était certainement déjà en germe dans ma pratique, disons que je me suis retrouvée dans sa manière de décrire les choses, de s’intéresser à leurs qualités formelles, à leur beauté. Dans le contexte actuel, parler du Beau et de sa représentation peut sembler une forme de résistance, en tout cas une posture à contre-courant. Huysmans décrivait cela déjà lorsqu’il évoquait le besoin « d’échapper à l’horrible réalité de l’existence, [de] franchir les confins de la pensée, [de] tâtonner sans jamais arriver à une certitude, dans les brumes des au-delà de l’art ! » C’est en tout cas pour moi une recherche continue, un engagement qui peut sembler insensé, « à rebours » du rythme effréné d’une ville comme New York. Mais, qui sait, peut-être qu’ici se joue un autre futur possible, une autre manière de traverser le quotidien, plus contemplative, plus sensible aussi. •
— Thibault Bissirier
Exposition “Polychroma” by Sophie Kitching
Jusqu’au 26 octobre 2024 at Galerie Isabelle Gounod
13, rue Chapon – 75003 Paris
galerie-gounod.com
CRASH MAGAZINE, 2023
Bulgari is launching a capsule collection of six Serpenti Forever bags in collaboration with three contemporary artists: Sunwoo Kim, Zhou Li, and Sophie Kitching. Serpenti in Art is the result of the new experiments that took place on the occasion of the seventy-fifth anniversary of the Serpenti line.
The snake in all its forms and versions has always been linked to the art world in time and space and in different cultures, becoming a true demonstration of the limitless imagination of human beings. Sophie Kitching, a thirty-three year old British- French artist based in New York, has applied her artistic approach to two versions of the Serpenti Forever bag. The artist focuses on opposing forces such as day and night, inside and outside. Her artwork bags are adorned with vivid colors, petals, leaves, and other natural elements. Each bag is available in a limited edition of seventy-five pieces.
Kitching graduated from l'École des Arts Décoratifs in Paris in 2009. After having received a grant to exchange and study for six months at the School of Visual Arts in New York in Fine Arts in 2012, she fell in love with the city, and moved herself there offi-cially. After completing her studies she participated in a range of residencies assisting other artists, such as Jean Paul Goude in Paris, Amélie Chabannes in New York, and Jeppe Hein in Berlin.
Known for her figurative-style painting yet abstract compositions, her works comprise a layering of flora and vegetation, colorful and abstract; they embody the idea of duality. As she began to brainstorm ideas inspired by the Maison Bulgari, specifically by the history and the heritage of the Bulgari snake, Kitching traveled to Rome to see first hand the home where the iconic jewelry is fabricated. Finding herself in awe of the dazzling jewels and exquisite savoir-faire, she felt drawn to her original idea of the duality of the snake. "The Serpenti is a very expressive image, between night and day, between exterior and interior, life and the afterlife."
The trip to Rome was an important one for Kitching, grounding her into the house's traditions and heritage. "What's unique about Bulgari is their approach and their identity. It's so strong. As a result the jewelry and bags are very chic, very Italian and they're really impregnated with the city of Rome." Using imagery from her ongoing series, Nocturnes, she also wanted to evoke the symbolism resonating with the Bulgari Serpenti, ever-present, the mythical creature suggests and evokes, never dominating. the end, it's the source of inspiration, it's pretty infinite.”
Having been based in New York for eight years, the French artist also signals this idea of duality within herself and her work. Unlike many of her peers, she chooses to remain professionally represented by her gallery in Paris, la Galerie Isabelle Gounod, and instead uses her time in New York as a place of connection. Connecting herself with the city and its surroundings; her studio is based in Dumbo and she cites her walks by the river as a daily source of artistic liberation and inspiration.
"When I'm feeling a bit down, I go out and see the skyline. In fact, I can't get enough of it. It's too much, it's too good. There are so many possible dialogues with me, the evocation of nature and also the feeling of in-between. I always want it to be figurative and abstract at the same time.”
She also connects her New York friends and collectors to her gallery in Paris, most recently Demi Moore, who is notably a fan of her work. The physical duality allows her to connect people and ideas trans-atlantically, keeping one foot in Europe and another in the States maximizes the availability of it for the viewers who resonate with her abstract depictions. "Above all, I bring collectors back here. Because they often want works that are already there because they've seen them in exhibitions, so afterwards it makes a great bridge, it feeds everyone."
She talks of her collaboration with the house as a form of retrospective on her own work as an artist. Taking the time and space to step back from working alone and considering how to open that up into a dialogue with another house, with other creatives, with other ideas.
"I just didn't want to slam it and say here's my portfolio, pick something from it. It was really a recom-position job too. And translating it into printed leather was a bit of experimental work on both sides. And then you have to be concerned with perfection, with a finish that's going to last over time. I hope they'll stand the test of time, and time will tell." Her series Nocturnes is ongoing, and was first shown for the inauguration of 3A, a Canal Street gallery first opened by Dan Graham and Mieko Meguro, whom she has a longstanding personal and professional relationship with.
– Roisin Breen
TIFFANY JADE, 2023
SOPHIE KITCHING: “SIGHT SPECIFIC” AT THE FINCH PROJECT, LONDON, SEPTEMBER 18-24th, 2023
Sophie Kitching is a US-based, French-British cross-disciplinary artist whose work portrays an unbridled exploration of the natural environment. Anchored by her experience within, and fascination for scenography, vibrant installations, works on paper, paintings and print works seek to enact the essence of a place, harbouring a perpetual sense of the botanical which is contained within the imagined framework of a window or stage.
Conceived to reinstate a fleeting moment, as if freezing the after-effect of the camera’s flash as it seers an image upon the retina, Sophie’s works invite contemplation while provoking closer inspection, to look, see and discover the individual plants, flowers and microcosms within a meticulously cultivated garden.
Many of Sophie Kitching’s pieces are abstractions of the landscapes she has travelled through. Unfurling from the purest form of a small brushstroke — which, for her, emerges naturally in the delicately curved shape of a leaf — each work progresses through a material journey within the specificity of the ecology depicted.
SIGHT SPECIFIC presents a curation of works from Sophie Kitching’s Nocturne and Invisible Green series’ alongside a selection of Emerald green panels and watercolours on paper which mediate between the two. Extending the dialogue
further are inquiries on polycarbonate and fabric which lend a new perspective on landscape altogether through architectural qualities which hold the verdant elements suspended within, alongside the ephemeral animation of the painted veil as it plays with the wake of someone passing.
The experience of various mediums takes a further departure through installation. Resting within a bath of unfiltered Thames water, the word “afloat” is displayed in neon, held in equilibrium by electrical cables within the biosphere, which continues to slowly develop its own lifecycle in the aquarium despite being cut off from the exterior world. Combining two rival elements, water and high voltage neon light, the installation establishes an alluring interplay between inside and outside and emphasises the thread that simultaneously repels and binds the natural and man-made worlds.
The array of instruments Sophie Kitching employs draw focus to her works’ points of visual difference, highlighting the micro, the barely perceptible within the flourish of each piece as a whole. A fragmented landscape is drawn back together in a process of discovery akin to exploring a new geography. Subtle differences in pattern language, colour palette and composition become the focus, bringing perspective to the work and provoking a sensorial engagement entirely specific to each viewer.
— Tiffany Jade
POINT CONTEMPORAIN, 2023
Au XVIIIe siècle, le jardinier était comparé à un peintre…
Au XVIIIe siècle, le jardinier était comparé à un peintre, tant les analogies avec la peinture étaient nombreuses dans ses compositions. En virtuose, il accommodait les formes comme les couleurs dans des variations harmonieuses s’ingéniant à créer un écrin aux émotions des promeneurs. De même, en regardant les peintures de cette époque, il est aisé de dire que l’artiste, par son aptitude à composer des tableaux comme théâtre de scènes bucoliques, s’apparente à un jardinier. Sophie Kitching cultive ce même dialogue entre Nature et création, cette même attention portée à l’art des plantes et au paysage. "En intitulant sa dernière exposition parisienne The English Garden (Galerie Isabelle Gounod, avril 2022), elle nous livre une vision ancrée dans ses racines familiales britanniques, l’expression d’un jardin qui, tout en conservant de l’époque passée ses qualités, prend une posture contemporaine. De nouveaux travaux qui nous donnent à ressentir les liens profonds nous unissant au paysage qui se déploie devant nous, et qui sont l’occasion de revisiter le travail de cette artiste.
Sophie Kitching a cette particularité de réunir dans ses installations au sol intitulées Home grown garden, des éléments hétéroclites, bâche, miroir, résidus plastiques, pierres, impressions photos, pages de livres… des « matériaux antinaturels » qu’elle agence ensemble, et qui génèrent une forme « d’artificialité » dans l’évocation de surfaces dites naturelles. En assumant ce caractère factice, elle ne trahit pas l’essence du jardin, mais en révèle le caractère puissamment suggestif, et même idéalisé, celui qui, construit dans une tradition romantique, pousse à la même rêverie que connut Rousseau à Ermenonville. Elle nous rappelle que le jardin est l’ébauche du paysage, et qu’à travers lui, s’accomplit des voyages immobiles. C’est en découvrant le recueil de photographies de la vallée de Yosemite de Carleton E. Watkins, que Sophie Kitching voyage dans une Amérique originelle qu’elle survole de page en page. La série des Over Watkins est un regard sur ces espaces naturels, l’artiste venant à son tour en saisir, par des touches colorées, les mouvements, les vallonnements, escarpements rocheux et cours serpentant des rivières. Un geste topographique en forme d’écriture qui, tout en lui donnant physiquement « accès » à la dimension géologique du paysage américain, lui permet d’en ressentir la véritable nature, sans doute car ce pays existe d’abord, pour quiconque cherche à l’appréhender, dans sa grandeur originelle avant d’apparaître dans sa dimension contemporaine de symbole civilisationnel. Une dichotomie du paysage que Baudrillard relève dans son essai Amérique distinguant « scène primitive » et « violence exponentielle de la ville ». Dans son atelier en plein cœur de New York, Sophie Kitching compose au sol un jardin, primitif dans sa forme, juxtaposant aux murs des œuvres sur toile, papier et polycarbonate, synthétisant là l’Amérique, entre horizontalité et verticalité, comme une manière féconde de prendre pied sur ce continent et dans son art.
Sophie Kitching nous rappelle que « le jardin est construit par l’homme, composé par l’œil et par la main ». Il est un espace végétal, minéral, maîtrisé et clos. Ses Polycarbonates (2020-2022), série de peintures sur plaque alvéolaire à double paroi et miroir sans tain, renvoient à cette illusion par leurs jeux de reflets et transparence, de même que les toiles ou dessins se nourrissent du processus de ses installations. Le jardin est tout entier une création où chaque élément vient ajouter une couleur ou une texture, ou est au contraire gommé du paysage. De même, la teinte « Invisible Green » sur laquelle elle axe ses recherches depuis 2019, est née du souci des paysagistes anglais de la fin du XVIIIe siècle de rendre invisibles les grilles et les serres des parcs en les peignant de la même couleur que celle de la flore environnante. Ce vert très soutenu de leur invention, comparable au vert bouteille avec des nuances d’ocre, permet ainsi que les éléments d’architecture se confondent aux feuillages. Associée au vert d’eau, jaune moutarde, vert émeraude dans ses œuvres, l’artiste s’aperçoit que c’est une tonalité qu’elle peut traiter plus « en matière » tout en conférant une impression de fluidité à l’ensemble.
Dans cet espace théâtral du visible et de l’invisible, il apparaît que le paysage, qu’il soit naturel ou artificiel, est d’abord une construction, avec une ligne d’horizon et des points de fuite qui suggèrent différents niveaux de profondeur. Il est aussi un jeu d’ouverture et de fermeture, entre ombre et lumière, entre ce qui doit être vu et ce qui doit rester caché, entre révélation et secret. En même temps que se déroulait son exposition à Paris, l’artiste présentait à New York Twitch of the Eye (2022) une installation de néons composant là-aussi un paysage artificiel, pourvu d’une ligne d’horizon, avec ce même souci de mettre en scène une surface en trois dimensions. Plus qu’une peinture de la Nature ou d’après nature, Sophie Kitching conçoit ses œuvres peintes ou ses dispositifs dans un rapport de perception. L’utilisation comme support du polycarbonate permet de reconstituer cette ambiance vibrante dans laquelle le jardin peut être plongé aux heures les plus chaudes du jour, ou quand il est pris dans la brume du matin, au moment où s’effacent tiges et branchages, et que seules demeurent les tâches colorées. Ses œuvres rendent ainsi perceptible des phénomènes optiques comparables à certains effetsphotographiques de saturation de lumière.
L’itinéraire pictural que suit l’œuvre de Sophie Kitching prend toujours un peu plus de distance par rapport à la figuration du paysage tel qu’elle l’a vu dans le livre de Watkins. Toutefois, tout en devenant plus abstrait, il ne perd rien de sa matérialité, gagnant au contraire en densité. Un travail qui se construit étape par étape avec toujours ce désir de ressentir plutôt que de voir le paysage. Une évolution qui n’est pas sans rappeler le travail plus ancien des Octogardens, inspirés par ces boîtes-souvenirs où étaient entreposés par les marins, à la manière d’un cabinet de curiosités
miniature, des coquillages et fragments de roches et plantes séchées. Des boîtes compartimentées qui permettent de recomposer l’itinéraire d’un voyage réel, mais qui prennent chez Sophie Kitching les dimensions des récits fantasmatiques des explorateurs des XVIIe et XVIIIe siècles.
Les œuvres de Sophie Kitching nous font vivre le jardin comme une expérience intense, « une forme d’évocation physique et concrète », de sollicitation visuelle « à l’échelle de l’objet ou de la peinture ». En opérant par touches successives, en travaillant par couche en ajoutant de la matière, l’artiste ne fige pas ses réalisations dans une finitude. Les touches ne répondent pas à des canons géométriques mais à des traces du pinceau, à la transmutation de formes qui soit se perdent dans une fluidité minérale, soit conservent dans l’épaisseur de l’empreinte la dimension photographique du geste pictural. Son travail induit une mise en mouvement suggérée par des transparences, des effets de coulures qui prolongent les motifs et « installent un rapport de verticalité, de gravité ». Un sentiment du passage d’un état à un autre, du matériel au sensationnel, que renforce l’utilisation combinée de gouache, d’huile et de craie grasse.
« Il se produit pendant le processus d’élaboration des peintures beaucoup de micro-événements. J’aime travailler chaque détail même si j’ai en tête et dans le geste de la main la toile globale, car il est toujours question de dépasser le stade de la représentation, pour oser se confronter au support, et atteindre une certaine forme d’abstraction. »
Pour Sophie Kitching, il importe que l’on puisse voyager de toile en toile, certaines ayant été travaillées en même temps. Il lui semble essentiel qu’elles conservent lors des expositions ce mouvement propre aux jardins anglais qui sont en perpétuel développement. Sans doute aussi est-il important pour elle de ne pas donner dans ses compositions la sensation d’une maîtrise et d’une mainmise sur cet état naturel tant recherché. Le jardin a sa vie propre. Il peut surprendre dans sa croissance, dans les éclosions. Une liberté qui est aussi celle, dans sa peinture, d’un dialogue entre les formes et les volumes, le blanc de la toile et la superposition d’impressions colorées. Les éléments voyagent d’un support à l’autre, du polycarbonate au châssis entoilé et même jusqu’aux sculptures réalisées à partir d’un assemblage de pierres calcaires et de béton cellulaire. Dans chacune de ses expériences, Sophie Kitching est sensible à l’équilibre, à l’harmonie des formes, faisant de chaque œuvre une construction pour laquelle il est nécessaire de trouver dans son agencement les meilleurs points de contact et cette liberté qu’on croirait presque tangible.
–Valérie Toubas & Daniel Guionnet
Suite à un entretien en mars 2022 à la Galerie Isabelle Gounod, Paris
ART OBSERVED, 2023
SOPHIE KITCHING: “NOCTURNE” AT 3A GALLERY THROUGH FEBRUARY 26TH, 2023
For her latest exhibition on view at 3A Gallery, Sophie Kitching presents new paintings from her Nocturne series, a shadowy and dreamy companion to her Invisible Green series, started in 2019. Both the Nocturnes and the Invisible Green paintings incorporate images of bright flowers and leaves as their main subject matter, but the former is painted onto a background made of black ink mixed with Payne’s gray whereas the latter is on a white canvas. The contrast of both and indeed the title itself—Nocturne—alludes to the opposites representing night and day versions of one another, but moreover they tell a subtle tale of light versus shadow and express entirely different temperaments and moods.
Nocturne also refers to the 19th century musical compositions of the same name. These pieces of music were originally intended to be played in the evening time and are evocative of the feeling and ambiance of the night. The natural petal and leaf-like shapes within the paintings, are made up of quick, but intentional brushstrokes, drips, and patterns, and elicit a sense of movement and musicality. Kitching sometimes goes over the lines and shapes with bright pastels or charcoal. The use of both whimsical and somber colors likewise conjures a sense of music and mood as they ferry the viewer through a tonal progression on the canvas. Within the darker parts of the painting there is a sense that the viewer cannot see everything in the landscape clearly – some things are obscured by shadow and night.
The paintings are not a portrait of one singular landscape, but rather a combination of many. There is no horizon line within the paintings, there is no border, and the use of varied bright and dark colors gives the viewer the sense that the flowers are simultaneously close and at a distance. “As far as the mind can see,” a line in the artist’s poem, included in the press release, but perhaps also a nod to the Lawrence Weiner piece As far as the eye can see (1988). The depicted nature in the paintings is deep, dense, and enveloping; one cannot see past the flowers and leaves, except through our imagination.
Kitching has a fascination with the 18th and 19th century that isn’t always immediately obvious in her work, but it crops up throughout. A time period of immense change and social upheaval, it also brought many scientific discoveries and inventions including that of the colors Payne’s Gray and Invisible Green. Before using the dark blue-gray color as the background to the Nocturne series, Kitching first used it in a monochromatic series entitled Payne’s Monochromes (2018-2022). The color was named after 18th century English watercolor artist, William Payne, and has been described more recently in 2011 as the color
of “English Rain” by painter George Shaw. Kitching’s use of
Payne’s gray in the Nocturnes lends itself to a rainy, dreamy, lush nighttime, where shadows play tricks.
Invisible Green on the other hand is a dark green color that came to be used to paint ironwork in natural settings, in an attempt to make the man-made structures blend in so as not to obscure the landscape—i.e. make invisible. This treatment is referenced in a poem from 1783 by William Mason, entitled “The English Garden,” and was an inspiration for the series. Kitching, who is both British and French but currently lives in NYC, draws upon various memories and personal photographic references of English gardens to create both the Nocturne and Invisible Green series. Some of these photo references are also on view in the exhibition. The style of the English Garden emerged originally in the 18th century as an informal garden approach—idyllic and pastoral. Gardens, by definition, are natural and wild, whilst simultaneously being curated and trimmed; controlled to some degree. Kitching’s paintings explore this margin between control and nature.
The idea and imagery of the garden appear in many other series by Kitching, and particularly in earlier installations Home Grown Gardens (2016-2022) and Octogardens (2017-2019), the latter a series inspired by the sailor’s valentine— sentimental souvenir boxes, made mostly in the 19th century, that sailors would fill with shells they collected during their travels to send to their loves at home. Kitching fills her boxes with various elements: glass, rocks, shells, photos, and the result resemble miniature gardens. They also recall the work of Joseph Cornell, containing an unspoken narrative and a small world very much alive, yet contained within each one.
Also on view in the current exhibition are a number of sculptures which echo the natural, leaf-like shapes seen within the paintings. Though unlike the dark, yet colorful paintings, the sculptures are devoid of color, and built to be freestanding without the need of support. Kitching started this sculpture series in 2018, occasionally combining different elements such as lemons with the predominantly white sculptures made from industrial cement and brick, and sometimes limestone material.
3A gallery is intimate, small in scale, and smack-dab in the middle of a very busy New York City neighborhood, but through her work Kitching offers us up scenes from which to escape, creating a depth of place and a dreamy setting to step into and get lost.
Sophie Kitching: Nocturne is on view through February 26th.
— Alena Marchak
ANNIE COMBELLES, 2022
Sophie est très attentive à son environnement immédiat…
Sophie est très attentive à son environnement immédiat ; elle collecte, assemble, détourne. Elle a ainsi transformé des stores vénitiens, objets du quotidien par excellence. Les « Deli » de l’East Village, ces épiceries aux étalages fleuris protégés par des bâches de vinyle, ont inspiré sa série de voilages peints Deli Window. « Quel que soit le medium que j’emploie, je cherche à inscrire une certaine perception du réel, guidée par un protocole qui laisse place à l’émotion et à l’imprévu. » dit-elle.
Des obsessions pour des objets ou des matières l’amènent à travailler avec des supports inattendus – comme le polycarbonate. Ce matériau possède des qualités réfléchissantes et architecturales qu’elle a voulu mettre en valeur dans ses peintures dont Yellow Streak. Une sorte d’art hyperbrut.
Confinée pendant de longs mois à New York durant la pandémie, Sophie collecte alors tout sur son chemin et n’hésite pas à faire un détour parfois. Comme pour récupérer les équipements lumineux de magasins en cours de fermeture... qui deviendront le point de départ de sa dernière installation au sol Home Grown Garden. Et puis la période post élections américaines était le théâtre de manifestations historiques à travers le pays. Elle traduit le climat qui l’entoure en travaillant sur toile, qu’elle gratte ou qu’elle froisse.
Elle a ainsi passé la majeure partie de 2020 et 2021 aux Etats-Unis, ne pouvant pas circuler librement comme nombre de ses amis européens installés à New York. Au moment où nous nous sommes parlé, Sophie avait l’impression de sortir de longs mois « en sourdine » ; les deux projets sur lesquels elle travaillait ont abouti en même temps. Elle a travaillé d’une part sur un projet de recherche, aux côtés de l’historien d’art et commissaire Dieter Schwarz, autour des éditions limitées de Marian Goodman publiées dans les années 1960-1970. Programmer une exposition muséale – 72 artistes, 250 pièces - en Janvier 2021 malgré la pandémie est juste incroyable ! Peut-être au fond une façon d’oublier que le monde est malade. En tout cas, elle y a puisé l’énergie pour ses propres projets.
Et Sophie était en pleine effervescence à propos d’un solo show qu’elle organise au même moment dans un loft de SoHo, vide comme beaucoup d’autres espaces de New York à cette période. Initialement, son exposition ne devait durer que 24h. Elle constate que les gens sont au rendez-vous, et ce malgré la tempête de neige qui déferle ce jour-là, car contraints eux aussi par les restrictions de mobilité et cette « pause spatio-temporelle », et surtout débordant d'une envie de se retrouver ensemble et d’échanger « en personne »; une sorte de retour au « local » imposé, mais qui donne à réfléchir sur les possibilités d’une grande ville comme New York. Par chance, elle a pu prolongerce « pop-up » de plusieurs semaines, lui permettant de rencontrer
des galeristes ou collectionneurs importants, sevrés jusqu’alors de sorties artistiques et de vernissages.
Elle m’explique à quel point sortir de l’atelier ces grandes toiles réalisées en 2020 et les montrer dans un autre espace que le sien, revêt une importance capitale pour la progression de son travail, et le contact avec les visiteurs apporte son vent d’optimisme et d’enthousiasme. Pour le propriétaire du lieu, c’est également une découverte de voir son studio de 220 m2 transformé et mis en valeur par une installation artistique totale ! Enfin, certaines personnes qui sont montées voir cette exposition située au 7ème étage d’un bâtiment commercial à l’angle de Lafayette Street et Broome Street, n’avaient pas l’habitude de fréquenter des expositions en temps normal. La proximité manifeste avec les spectateurs du quartier crée des temps de rencontre privilégiés, devenus rares dans les galeries où la relation entre visiteur et artiste est souvent minimisée.
Cette exposition ne présente-t-elle pas aussi une opportunité pour repenser la manière de montrer l’art aujourd’hui ? et la possibilité de réfléchir à un nouvel espace d’exposition, entre privé et public, à la fois ouvert et intimiste, brut et scénographié, à vocation expérimentale et commerciale ? Un modèle dans lequel l’artiste est totalement décisionnaire (de faire ou non), avec comme unique objectif de partager son travail en cours, et de se nourrir des échanges autour de ses œuvres, au-delà du souci de rentabilité. Cela permettrait plus de tentatives, plus de propositions empiriques, plus de risque, et en retour, plus de visibilité ! De plus, les outils de communication actuels peuvent être utilisés comme bouche-à-oreille digital, pour faire connaitre l’exposition davantage comme un « speakeasy » artistique, à durée limitée, dans un espace en transition. Le but ? La mise en mouvement des chemins de pensée, et un nouveau point de départ pour le dialogue avec autrui.
La crise du Covid a influencé le travail de Sophie dans la mesure où la pandémie lui a donné « le temps » pour développer sa série Invisible Green et réaliser entre autres les six grandes peintures sur toile qui ont été montrées lors de son exposition Atlas à SoHo. En outre, elle est généralement davantage influencée par les paysages qu’elle traverse, que par des événements qui l’entourent. Son voyage dans le Maine sur la côte nord-est des Etats-Unis à la rencontre de la vie de Marguerite Yourcenar marquera beaucoup plus cette période de pandémie dans son parcours (elle a réalisé en 2020 une série de merveilleuses aquarelles inspirées par l’Île des Monts Déserts, où Yourcenar vécut). Un pas de côté vers la figuration qui contraste avec d’autres directions empruntées, mais qui informe son engagement protéiforme pour le medium de la peinture. Les impressions d’ouverture et de respiration qui se dégagent de cette série est aux antipodes du monde anxiogène qui règne alors à New York et ailleurs.
Mais revenons un temps sur la manière de montrer l’art. Est-ce que cet aspect « local » avec toutes les conséquences qu’il entraîne ne pourrait/devrait pas s’ancrer dans la durée ? Sophie pense que si. Le premier événement auquel elle se rend à New York post-confinement était organisé par la galerie mexicaine kurimanzutto. Pour son projet « Titan », la galerie a invité différents artistes internationaux à penser la cabine téléphonique – devenue totalement désuète – comme support artistique. Une manière de faire revenir l’art dans l’espace public, au contact des gens, et de renouer des rapports humains intimes, par petits groupes, autour des 12 cabines transformées sur la 6ème Avenue, non loin du MoMA. Ce type d’expérience est très différent justement de celles que l’on a au sein des musées ou dans les foires d’art par exemple. Les foires coûtant souvent très cher, cela incite les galeries à montrer surtout une certaine typologie d’œuvres.
A New York pendant le Covid, les rues étaient vides, les espaces d’art et autres institutions n’ouvrant alors que sur rendez-vous, avec une jauge limitée. Les artistes aussi n’ont pas arrêté de travailler et ont organisé des visites – parfois virtuelles – de leurs ateliers. La demande de voir et de vivre avec de l’art était bien toujours là ; il était donc impératif de pouvoir le partager. Sophie est également sensible à l’accessibilité de l’art : il faut qu’il soit visible par le plus grand nombre ; elle mentionne une commande pour un hôtel et des projets d’éditions limitées plus faciles à distribuer. Il faut aussi que tout le monde puisse pousser la porte d’une galerie sans appréhension et avec plaisir. L’expérience de l’art doit être ouverte à tous, et non plus seulement à un microcosme averti. De cette période charnière, Sophie retient la spontanéité, le temps suspendu, les opportunités du présent, et la possibilité d’ouvrir des lieux nouveaux, et ce même de manière fugitive.
L’artiste reconnaît l’importance des collaborations artistiques, et la nécessité de se confronter à l’exercice de l’exposition comme moyen d’apprentissage et d’expansion. Sophie voudrait imaginer un nouveau modèle pour présenter son œuvre et celle des autres dans différents lieux aux identités historiques, architecturales et physiques multiples, tout en rendant plus transparents les liens avec les galeries d’art classiques. L’équation est complexe et comprend de nombreux paramètres, elle conclut qu’il faut trouver un juste milieu entre un travail novateur, qui permet de sortir de sa zone de confort et de dépasser les limites préétablies, et une production reconnaissable, destinée à être vendue. Un jeu d’équilibre, et d’entre-deux, comme toujours dans sa démarche artistique…
Merci Sophie et bonne chance pour la suite de tes expositions, en galerie et ailleurs !
–Annie Combelles
Suite à un entretien téléphonique en janvier 2021.
YELLOW OVER PURPLE, 2021
INTERVIEW EN 4 QUESTIONS
Vos influences…
Je suis très attentive à mon environnement immédiat, sans cesse à la recherche de matériaux et d’objets à collecter, assembler, détourner. J’ai ainsi transformé des stores vénitiens, objets du quotidien par excellence, pour qu’ils deviennent leur propre source de lumière. C’est en cherchant un équivalent pictural que je me suis intéressée au polycarbonate et à sa trame verticale. Ce matériau, utilisé habituellement pour les toitures de véranda, possède des qualités réfléchissantes et architecturales que j’ai voulu investir en peinture. Il y a aussi ce contraste indéniable entre cette matière « antinaturelle » qu’est le plastique, et le fait que je l’utilise paradoxalement comme support de représentation pour figurer des cours d’eau, des flaques, des parcelles de nature. Cette idée de dénaturation m’intéresse particulièrement, ainsi que notre relation à l’espace, et comment l’investir. L’idée du souvenir, de sa répétition et surtout le processus d’effacement par la répétition m’influencent également.
Je m’interroge en effet sur les images et objets que l’on garde des lieux que l’on visite. Il y a l’idée du « take away » qui est récurrente, mais aussi l’envie de créer des œuvres « transportables ». Quelques exemples récents, dans l’East Village à New York, les devantures de Deli aux étalages fleuris sous bâche plastique ont inspiré ma série de voilages peints Deli Window (2019). D’un voyage à Bali, je retiens les échafaudages en bambou que je recrée en tubes PVC tout en évoquant les « billboards » américains à l’aide d’enseignes et de projections vidéo. En résidence à Arles l’été dernier, c’est la pierre calcaire que je travaille in situ pour créer des assemblages à l’équilibre fragile avec des chutes de pierre, du béton cellulaire et des objets trouvés (un citron, des hélices de ventilateur, une boule métallique...). Une obsession soudaine pour certaines matières m’amène à commencer des collections inattendues. Confinée à New York, ce sont les filets
fluorescents d’oranges et de pommes de terre, et les fragments de porcelaine brisée que je thésaurise sans savoir ce qu’ils deviendront !
Vos obsessions…
Un peu malgré moi j’ai un intérêt sans cesse renouvelé pour le XIXème siècle ! En particulier les grandes explorations, dont le « Voyage en Amérique » de Chateaubriand. Ses Nuits Américaines non loin des Chutes du Niagara ont nourri tout un pan de mes recherches entre 2014 et 2018, que j’ai traduites en installations, vidéos, peintures, néons et performance, présentées au Palais de Tokyo (Appareiller, 2017) puis dans la maison de l’écrivain à Châtenay-Malabry en 2017-2018.
Le XIXème marque aussi les débuts de la photographie, la première image de la lune prise en 1839 par John William Draper, ainsi que les panoramas de Carleton Watkins que j’ai recouverts en partie à l’huile dans la série Over Watkins (2015) et Golden Watkins (2016).
Mes Octogardens sont quant à eux inspirés par les « Sailor’s Valentine », ces coffrets-souvenirs de forme octogonale remplis de coquillages exotiques collectés par les marins américains lors d’expéditions pour leurs « Valentine ».
Les illustrations de botanique et d’ornithologie d’Alexander Wilson, Pierre-Joseph Redouté ou Pierre de Pannemaeker sont le support de mes peintures sur verre.
Enfin, certaines couleurs inventées à la fin du XVIIIème - début du XIXème siècle sont devenues des sujets de peinture, comme le gris de Payne mis à l’honneur dans les monochromes Payne Shroud (2018-2020), et « Invisible green », exposition inspirée par la teinte utilisée dans les parcs anglais de la période Regency afin que les serres de jardins se fondent dans la végétation environnante.
Quel que soit le medium que j’emploie, je cherche ainsi à transposer une certaine
perception du réel, guidée par un protocole qui laisse place à l’émotion et à l’imprévu. Mon travail se situe dans cette évocation constante du paysage et de l’éphémère tout en suivant une démarche conceptuelle.
L’une de vos réalisations / expositions dont vous êtes la plus satisfaite / heureuse…
Je repense souvent aux décors que j’ai réalisés pour Don Quichotte, le ballet de Kader Bélarbi au Théâtre du Capitole à Toulouse en 2017. Le chorégraphe souhaitait imaginer la scène de rêve de l’Acte II dans un Marais et j’ai créé une toile de fond à la frontière de l’abstraction inspirée par les miroirs d’eau des Everglades en Floride et les paysages luxuriants d’une nature fantasmée. Voir mon travail se dérouler à l’échelle du plateau était à la fois extraordinaire et très troublant, presque affolant. Lorsque mon décor a pris vie avec la musique, la lumière et surtout les « Naïades » du Ballet du Capitole en répétition, dansant entre les lianes et les mangroves, c’était un moment absolument magique.
Emmenez-nous quelque part, il peut s’agir d’un endroit mais aussi d’une rencontre, d’un projet…
J’aimerais vous emmener dans le workshop de Ken à Chinatown dans lequel je vais faire mes néons depuis 5 ans. Le sol est jonché de câbles, de stickers, de chutes de métal, de découpes colorées, de transformateurs. Le lieu a l’air délabré, il faut entrer derrière un portail métallique souvent descendu, monter un escalier sinueux, pour retrouver Ken à côté de son aquarium aux poissons fluorescents. C’est avec lui que je suis en train de réaliser ma série Entrance, ensemble de portes « auto-portantes » à l’échelle de mon corps. Ce sont des éléments d’architectures mobiles et démontables, à l’aura saisissante, et qui personnifient l’idée même d’ouverture, de frontière et de (re-)commencement.
–Propos receuillis par Marianne Dollo
Mai 2021
Picasso & les contemporains, 2018
Éloge de la Fabrique
Le travail de Sophie Kitching, artiste franco-anglaise installée à New York née en 1990, se situe dans une véritable réflexion sur l’objet et l’image recomposés et assemblés afin de créer des impressions et des environnements propices à la contemplation et à l’évasion visuelle. L’observation du monde qui l’entoure est primordiale, à l’image des fines couches de poussière s’installant progressivement dans son atelier, sur certains objets, qu’elle laisse évoluer puis utilise comme matière première dans sa série des Dust Paintings, réalisée en 2017. Son rapport au matériau naturel brut - bouts de bois, de terre, d’eau - et non naturel - plastique, métaux, matières mélangées - semble, sinon primordial, le fondement de nombre de ses recherches, notamment dans ses installations au sol ou dans des boîtes composées d’éléments ramassés dans la nature, de bouts d’ateliers, d’anciennes oeuvres abandonnées. S’exprimant à la manière d’une architecte, elle semble chercher dans sa matériauthèque les objets trouvés, collectés, morcelés, fragmentés. Travaillant par plans successifs, elle n’hésite pas à aller altérer les couches de cet objet, et crée ainsi un fil narratif -entre anecdote et ouverture - via le dépiautement et le recouvrement. Un jeu subtil se tisse alors entre esthétisme et équilibre des volumes, fait de références post-modernistes et d’une liberté déconstruite assumée.
–Camille Frasca, 2018
Catalogue “Picasso et les contemporains”, Musée de Vence
L'art d'habiter un lieu, 2018
Éloge de la Fabrique
Sophie Kitching, attentive à l’environnement et à ses transformations, s’intéresse à nos manières d’occuper les lieux et aux relations que l’homme entretient avec le paysage. Confiante dans ses intuitions, ses œuvres naissent de ses rencontres, de ses découvertes et lectures. Elle travaille à partir d’images, d’objets culturels, de matériaux simples, trouvés, éléments qu’elle réinterprète et transforme pour composer ses œuvres. Celles-ci donnent naissance à des situations qui ouvrent de multiples possibles, font surgir des souvenirs ou de nouveaux récits. Elle expérimente aussi bien les techniques de la peinture, la sculpture, la vidéo que l’installation. Elle procède par jeu de répétition, de réécriture, de superposition, qui amènent l’effacement progressif, la dénaturation, la possibilité d’une nouvelle temporalité. De même, les lieux qu’elle traverse et qu’elle habite l’inspirent pour reconfigurer ses œuvres et créer des liens inattendus. Nourries par une inspiration romantique, certaines de ses pièces suscitent une expérience esthétique contemplative. Elles rappellent la puissance de certains paysages, notre relation à la nuit, à des moments qui incitent à la rêverie, à se perdre. Sa série « Falls », composée de peintures, réalisées à la gouache et huile sur papier et de photographies, font écho aux chutes du Niagara. Dans sa série « Over Watkins », par son geste de peintre qui recouvre, masque l’image, elle la révèle. Cette nouvelle couche de matière impose une seconde vie aux paysages de Yosemite photographiés par Carleton Watkins en 1855-56 et 1861. Ces peintures transportent vers un ailleurs, un milieu naturel qui exerce une fascination, le désir d’une exploration.
Sophie Kitching crée aussi des espaces, jouant sur la fenêtre, l’ouverture et la fermeture, des installations qui conduisent à un voyage mental. Invitée à la Maison de Chateaubriand, Sophie Kitching a pris soin de respecter l’atmosphère de ce lieu chargé d’histoire.
Si le titre « Nuits Américaines » renvoie directement à une expérience vécue et décrite par Chateaubriand dans de multiples ouvrages, les œuvres de son exposition proposent des échos à la fois proches et éloignés de la vie et des écrits de cet auteur. Ses recherches l’ont conduite à regarder la beauté des marbrures des intérieurs de couverture des différents livres dans lesquels apparaissent les sept versions de la Nuit américaine de Chateaubriand. La série « Écritures (Essai, Atala, Génie, Génie, Voyage, Mémoires, Mémoires) » relève d’une combinaison de ces contreplats: le raccord peint crée une image de matières, de flux, en mouvement… Nourrie des émotions et sensations qu’elle a ressenti en parcourant cette maison et son jardin, l’artiste a créé plusieurs atmosphères et propose des espaces de contemplation. Elle a plongé une des salles dans une obscurité bleutée pour faire éprouver au spectateur l’impression d’être à l’extérieur, de se laisser porter par une lumière nocturne. Son installation vidéo « La Nuit de Chateaubriand II » est constituée d’une série de différentes lunes et de mots qui apparaissent et s’effacent au son de l’orgue, comme un champ de constellations. « Aurore » et « re- » s’ajoutent à cet environnement immersif qui captive le regard… « Home grown garden IV » fait écho à un jardin intérieur, un espace composé d’objets et d’images collectés. En vis-à-vis de la fenêtre donnant sur le parc de la Vallée-aux-Loups, cette installation renvoie au voyage. L’œuvre s’apparente à une cartographie éclatée où les matières plastiques et minérales rappellent un plan d’eau, une canopée d’arbres, un ciel nuageux. Les photographies évoquent l’expérience américaine de l’artiste elle-même, des Everglades de Floride aux échafaudages de New York, jusqu’aux oiseaux survolant le Niagara. Un haut de cheminée en marbre, un cube de pierre, un octogone en verre sont, quant à eux, autant d’îlots qui semblent redessiner sans effort le domaine imaginé par Chateaubriand. Cette œuvre in situ est à la fois maquette et dessin architectural, et transpose ainsi dans l’espace qui les a en partie inspirés, les mécanismes d’association et de juxtaposition à l’œuvre dans le souvenir et par extension, dans l’écriture.
–Pauline Lisowski, 2018
MAISON DE CHATEAUBRIAND, 2017
La nuit bleue : entretien avec Sophie Kitching
La première version de la Nuit de Chateaubriand (celle de l’Essai sur les révolutions) n’est pas seulement la relation d’une extase ; c’est également celle de la découverte de la nuit « céruléenne », la nuit bleue. Cette page de l’Essai porte en effet : « le jour céruléen et velouté de la lune flottait silencieusement sur la cime des forêts ». Dérivé de cérulé, luimême tiré du latin cærulus (bleu comme le ciel), céruléen signifie d’un bleu intense, d’un bleu sombre. Dès la première réédition, en 1801, de cette page, désormais isolée de l’Essai, à céruléen est substitué l’adjectif céruséen, qui provient de céruse, nom d’une substance blanche utilisée en peinture et comme fard. Cette même correction se retrouvera en 1826, lors de la réédition de l’Essai sur les révolutions. La première version (« céruléen ») devait-elle donc être attribuée à une faute de typographie, qui aurait fait bleue une nuit avant tout blanche ? La question a été débattue1 , les uns soulignant la « débauche de blanc » qui fournit sa « note dominante » aux différentes couleurs juxtaposées dans cette page, et défendant par conséquent « céruséen » ; les autres insistant au contraire sur le fait que dans une autre version, ou plutôt, dans les versions du Génie du christianisme2 , Chateaubriand ne retient ni « céruséen » ni « céruléen », mais introduit bien une nuance expressément bleue : « le jour bleuâtre et velouté de la lune3 » – et ils ajoutent que « céruséen » est dans toute l’œuvre un apax4 , tandis que Chateaubriand a repris ultérieurement céruléen dans les Mémoires d’outre-tombe5 où il a également emprunté à Bernardin de Saint-Pierre l’adjectif « cérulé6 ».
Dans votre travail, inspiré par les variations de cette nuit, vous avez, Sophie Kitching, avec Marcel Proust, retenu la teinte bleutée, la couleur céruléenne...
Oui, une phrase de Proust a particulièrement retenu mon attention : « Je lui récitai des vers ou des phrases de prose sur le clair de lune, lui montrant comment d’argenté qu’il était autrefois, il était devenu bleu avec Chateaubriand [...]7 . »
Vous avez rencontré cet extrait de La Prisonnière alors que vous aviez déjà entamé votre travail sur La Nuit Américaine...
Je dois la découverte de ces Nuits en partie au hasard. Je recherchais des textes décrivant une expérience singulière du paysage américain et je me suis arrêtée sur cette description de Chateaubriand. La dernière phrase se terminait par « Dieu ». Quelques jours plus tard, je retrouvais ce même texte avec une fin différente : il s’agissait, là, de « nature sauvage et sublime ». J’ai d’abord pensé – assez naïvement – à un problème d’édition. J’ai vite réalisé que ces deux versions, remaniées par l’auteur, figuraient dans deux ouvrages distincts, le Génie du christianisme et, cinq ans auparavant, l’Essai sur les révolutions. Cela m’a beaucoup intriguée et je me suis intéressée à son voyage en Amérique, à la recherche de nouvelles occurrences. J’apprenais qu’il existait d’autres versions encore de sa Nuit américaine, sept au total, et qu’une étude comparative leur avait été consacrée en 19048 . Je me suis prise de passion pour ce travail de recherche qui m’a amenée à sa maison à Châtenay-Malabry pour retrouver ces textes dans leur édition originale.
Ces variations d’une même page constituent un exemple très explicite des procédés d’auto-citation et de réécriture dans l’œuvre de Chateaubriand.
La répétition, le processus de série, la recréation permanente à partir d’un unique souvenir ouvrent la possibilité de s’intéresser au texte comme une matière vivante, malléable. La démarche de Chateaubriand m’a semblé avoir une portée contemporaine, qu’il restait à investiguer. Par le travail de réécriture, l’auteur confère une nouvelle temporalité à cet événement d’une durée initiale de quelques heures. Sa Nuit unique se déploie ainsi sur une période de presque soixante ans, de 1791, année de son voyage en Amérique, jusqu’en 1848, date de sa mort et du début de la publication des Mémoires d’outre-tombe9 , et se transforme en un continuum de paysages, d’expériences et de souvenirs. Partir de ce fragment de l’œuvre de Chateaubriand m’a conduite à la rencontre d’une écriture, d’un auteur, d’une histoire. Vous voulez dire que vous êtes passée d’une lecture à une rencontre ? C’est effectivement le sentiment que j’ai eu. Je n’étais pas familière avec l’œuvre de Chateaubriand, donc j’abordais ce travail sans a priori, avec le regard neuf du « débutant ». En comparant les versions successives des Nuits américaines, on note des récurrences et des variations significatives. L’analyse mathématique et esthétique des mots informe sur l’évolution de la pensée de l’auteur au cours de sa vie, et sur l’impact qu’un voyage peut avoir sur une existence. La découverte de son jardin à la Vallée-aux-Loups a en outre été une importante source d’inspiration. Je me suis appropriée l’œuvre de l’écrivain à travers différents médiums, suivant des processus d’expérimentation et de dénaturation. Cette exposition est l’opportunité de rassembler ces pièces dans le lieu qui les a en partie inspirées.
Il y a des raisons, esthétiques, bien sûr, et plus largement culturelles, mais également biographiques à l’émotion provoquée en vous par cette Nuit...
La beauté du paysage décrit m’a émue, c’est le pouvoir de l’écriture. La nature américaine est dans cette page à la fois universelle et très spécifique à un contexte géographique et historique, puisque Chateaubriand évoque « les roulements solennels de la cataracte de Niagara » – ce son est omniprésent. Son regard transforme le spectacle de la nature en une mise en scène totale et synesthésique. Le
contexte de cette nuit me paraît également essentiel. Quelques heures avant l’épisode près des chutes, Chateaubriand est accueilli par une famille indienne et passe la soirée dans leur campement. Leur accueil permet à l’auteur de vivre cette expérience « sublime » et d’être à ce point « ouvert » à l’hospitalité de la nature jusqu’à « se fondre » en elle. Ces questions d’hospitalité sont fondamentales dans ma recherche artistique. D’autre part, je suis partie étudier à New York et ai découvert, à peu près au même âge que Chateaubriand au moment de son voyage, une toute autre Amérique. Je me suis sentie d’autant plus proche de ses textes, et m’y suis identifiée.
Pouvez-vous expliciter ce dernier point ?
Leur lecture a pris une résonance particulière au regard de mon expérience des États-Unis. J’étais et je vis actuellement dans un entre-deux, entre Paris et New York. Cette délocalisation à la fois physique et mentale génère une force créatrice qui se renouvelle à chaque voyage. Je suis inspirée par les lieux que je traverse et ces textes ont donné une légitimité nouvelle à mes propres réminiscences. J’ai retrouvé le vertige de New York à travers l’immensité de la forêt américaine décrite par Chateaubriand. La verticalité et le bourdonnement d’une ville caractérisée paradoxalement par son absence de nature trouvaient une résonance nouvelle dans les descriptions de la cataracte de Niagara et de son cycle immuable.
Et la nuit bleue ?
Dans le prolongement de la pensée de Proust, j’ai appréhendé ces pages en me concentrant sur les sensations visuelles, colorées que l’auteur décrit et en imaginant Chateaubriand comme « l’inventeur de la Nuit bleue ». J’en suis convaincue ! J’ai commencé, à travers la photo, la vidéo, la peinture, à essayer de retrouver ce bleu, à définir ce « jour céruléen ». Ensuite j’ai voulu transposer cette teinte dans un espace, en me rapprochant de l’idée de « nuit américaine » au cinéma qui consiste à filmer une scène de nuit le jour : j’ai travaillé avec des filtres colorés pour moduler la lumière naturelle et créer cette impression de clair de lune. Toutefois, la perception visuelle est impossible à figer : l’œil s’habitue rapidement à l’obscurité ; l’atmosphère bleutée redevient progressivement blanche pour la rétine, dans un va-et-vient constant entre céruléen-céruséen.
On est tenté de considérer que l’œuvre consacrée à l’élément « re - » occupe une place centrale dans l’exposition.
Cette pièce est née d’une envie d’exprimer en une seule œuvre à la fois l’immersion, le souvenir, les réécritures, au-delà des possibilités qu’offrent la peinture ou la vidéo. Le préfixe « re - » ouvre sur l’idée de « re-pétition », « re-invention », « re-volution ». Il provient d’un détail insignifiant, que j’ai découvert dans la bibliothèque de la Maison de Chateaubriand alors que je consultais l’édition originale de 1797 de l’Essai. La césure du mot « re-posoit » avait à mes yeux le potentiel de représenter le principe des expériences successives de cette Nuit. J’ai associé ce fragment de texte dans sa typographie originale à la lumière blanche du néon – qui est en fait constitué d’un gaz bleu, l’argon – et aux éléments naturels de l’eau et de la branche d’arbre qui le maintient en équilibre, suivant une ligne d’horizon. La confrontation des différents matériaux propose une interprétation conceptuelle de ce paysage, tout en jouant de ses codes. Exposée à la hauteur des yeux, l’œuvre crée un rapport intime avec le spectateur, diffusant une luminosité qui s’opacifie avec le temps.
Toutes ces expériences sont celles d’un « même » souvenir...
La notion de souvenir est très importante. Les souvenirs se modulent avec la distance et le temps. L’expérience passée peut prendre une toute autre signification au regard du moment présent dans lequel on se souvient. Mon point de départ a été d’extraire les sept Nuits de leurs contextes d’écriture pour les étudier simultanément. Le texte tend alors vers une atemporalité et une aspatialité. Le souvenir joue de ces frontières entre intérieur et extérieur, privé et public, réel et abstraction. Sainte-Beuve écrit de Chateaubriand qu’il « a remanié d’autorité ses souvenirs10 ». Dans ses Mémoires, l’auteur résume son processus d’écriture par cette phrase : « Cent et cent fois j’avais fait, défait et refait la même page11. » Dans le cas de ses Nuits américaines, le souvenir transcende l’expérience vécue pour devenir un objet littéraire en soi.
Vous insistez également sur l’idée d’amenuisement.
En effet, une double relation de répétition et d’effacement s’opère dans les textes de Chateaubriand au fil des réécritures. Le motif s’épuise. Une des versions n’est d’ailleurs qu’une citation des descriptions, invitant le lecteur à se référer à ses ouvrages antérieurs12. De plus l’auteur a conscience que la nature intouchée de ses souvenirs est désormais colonisée et exploitée par l’homme. L’idée de disparition à la dernière version, à la fois du texte, qui s’est considérablement réduit, de l’homme et du paysage m’a particulièrement marquée13. En soixante ans, son paysage a changé de visage, la boucle se termine par ces mots publiés à titre posthume dans les Mémoires d’outre-tombe, peu après la dernière réécriture de la Nuit : « Niagara efface tout. » Il me plaît d’y lire une double signification : que ce souvenir surpasse les autres expériences de sa vie, mais aussi peut-être que cette cascade emporte tout dans sa chute continue, métaphore de la fuite du temps, et d’une renaissance possible par la littérature.
Comment s’articule, à partir de la répétition, votre travail autour de l’œuvre de Chateaubriand ?
Je ne me suis imposé aucune limite en terme de médium ou de format. La série des Falls a été réalisée au tout début de ma recherche comme un exutoire, je prenais des photos et je peignais de manière très compulsive, j’essayais de retrouver la beauté, l’atmosphère près des chutes de Niagara dans mon environnement immédiat. Les Écritures ont été réalisées plus tard. J’avais photographié les contreplats des livres de Chateaubriand desquels sont issues ses Nuits américaines, éblouie par les marbrures au graphisme à la fois psychédélique et très raffiné, que je pouvais mêler pour créer de nouvelles topographies. Enfin, au cœur de ces séries répétitives, La Nuit de Chateaubriand II propose une installation immersive, qui prend appui sur une partition de mots composée en superposant les sept versions dans leur mise en page d’origine. Je n’ai conservé que les termes récurrents d’un texte à l’autre : on compte dix-sept « nuits », quinze « lune », quatorze « forêt », douze « cataractes », neuf « silence », sept « Niagara », etc. Ces quelques mots génériques recomposent une cartographie textuelle, que j’ai associée à une vidéo expérimentale, suite de lunes filmées de différents endroits du monde (France, États-Unis, Japon, Brésil, Allemagne, Singapour, Canada…) au cours de la même nuit. En effet la pleine lune, avec le soleil, est le seul objet visible de tout point du globe. La première photographie connue de la lune réalisée par John William Draper (1811-1882) en 1840 ainsi que des stéréographies d’archive sont également intégrées au montage et viennent mettre en lumière ces mots imprimés sur le mur. Des sons naturels de feuillages et de vent enregistrés à la Maison de Chateaubriand et des bruits blancs et roses évoquant les chutes du Niagara se mêlent à une mélodie à l’orgue interprétée par l’organiste Adam Bernadac. La boucle sonore, inspirée de « Moon Fever » du groupe Air (2012), se répète et se déforme progressivement jusqu’à devenir une note unique. L’orgue, comme les chutes d’eau au flux continu, a cette capacité à tenir une note indéfiniment.
Vous avez ajouté, après que nous avons formé ce projet, une œuvre nouvelle, le Home grown garden. C’est l’occasion pour nous de vous interroger sur votre processus de création – pour autant que l’on puisse répondre à cette question.
Je travaille essentiellement à l’intuition. Peu importe le médium, je recherche ce moment d’équilibre où les différents éléments mis en présence (les couleurs, l’assemblage de matériaux, le rapport son/image) prennent un sens et forment un ensemble autonome. Il faut savoir s’arrêter, comprendre qu’une pièce est finie, même si elle semble inachevée, c’est un moment très intime et très fort dans le processus de création. La pièce au sol Home grown garden IV créée en reflet du parc de Chateaubriand14 en est un exemple assez particulier car sa forme finale reste ouverte. Il s’agit d’un « jardin », le quatrième d’une série débutée dans mon appartement-atelier à New York. Ces installations éphémères, pensées et agencées en fonction de l’architecture du lieu qui les accueille, se composent à la manière d’un collage. Les matériaux trouvés, collectés (éclats de verre, miroirs, matières minérales, poussières), évoquent des surfaces naturelles tels un plan d’eau, une parcelle de terrain vue en perspective aérienne. Ils sont associés à des images que je crée (photographies ou peintures), qui jouent sur des rapports d’échelle et composent une poésie visuelle se déployant dans l’espace. J’ai envisagé cette nouvelle version comme un seuil, invitant à repenser la dualité de « l’hôte », dans ce lieu anciennement habité par l’auteur.
Une dernière question, Sophie, vous avez tout à l’heure parlé d’hospitalité. C’est un des maîtres-mots du projet de la Maison de Chateaubriand, et cela nous intéresse donc tout particulièrement. Comment ce thème est-il présent dans cette exposition et dans votre travail en général ?
Je suis très sensible aux questions soulevées par l’in situ, comme en témoignent les œuvres Home grown garden et l’installation à la feuille d’or Aurore, réalisée à même l’espace d’exposition. La scénographie, et en particulier les connections formelles et narratives qu’elle peut induire entre différentes œuvres, est une étape essentielle dans ma pratique artistique. J’envisage ainsi une œuvre d’art comme un ensemble, un tout qui comprend de manière indissociable l’objet, c’est-à-dire l’installation, la sculpture ou la performance, l’espace, soit le lieu spécifique dans lequel l’objet se situe, et le spectateur. Cette rencontre engagée entre une œuvre et un public constitue une situation d’hospitalité, qui s’exprime par le prisme de l’expérience sensible. Pour que cet échange immatériel ait lieu, il faut que le spectateur se sente invité à prendre part à l’œuvre, à venir « l’habiter ». Cette démarche à la fois intérieure et collective rejoint le sentiment de communion ressenti par Chateaubriand et développé dans les réécritures des Nuits américaines. La performance Je me suis rappelé cent fois en est peut-être la tentative la plus explicite. Elle est interprétée par Christelle Papin, une comédienne s’exprimant en langue des signes, qui rappelle en outre la langue commune des Indiens des Plaines15, et invite le public à faire l’expérience poétique et éphémère d’un « ici et ailleurs ». La littérature est ce voyage immobile, comme peut l’être l’œuvre d’art.
–Entretien réalisé le 20 juillet 2017 par Bernard Degout, Véronique Martin-Baudouin et Olivia Sanchez.
in Nuits Américaines
Maison de Chateaubriand / Sophie Kitching
Publié par Lienart, 2018
1 Voir à ce sujet Jean Mourot, Études sur les premières œuvres de Chateaubriand, Paris, Nizet, 1962, p. 78-82.
2 Reproduites dans le présent ouvrage, p. 52 et 55.
3 Chateaubriand, Génie du christianisme, Ire partie, livre V, chapitre XII : « Deux perspectives de la nature », éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1978, p. 592.
4 « Une seule fois ». On rencontre « céruse » dans son œuvre, sauf erreur, en une seule occasion – dans l’Essai sur les révolutions : « Pour moi, j’ai vu, et c’en est assez, j’ai vu le soleil suspendu aux portes du couchant dans des draperies de pourpre et d’or. La lune, à l’horizon opposé, montait comme une lampe d’argent dans l’orient d’azur. Les deux astres mêlaient au zénith leurs teintes de céruse et de carmin. » (Chateaubriand, Essai sur les révolutions, IIe partie, chapitre XXXI, éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1978, p. 377 ; nous soulignons.)
5 « [...] le soleil me remit entre les mains de sa sœur : elle mêlait sa clarté céruléenne à la lueur carminée du crépuscule : double lumière d’une teinte et d’une fluidité indéfinissables. » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre XLI, chapitre 2, éd. Jean-Claude Berchet, Paris, Le Livre de Poche, La Pochothèque, 2003-2004, t. II, p. 919, variante u.)
6 « Quand il [l’arbre] fut orné des oiseaux cérulés qui laissaient pendre leurs ailes » (il s’agit de sarcelles bleues ; Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre VI, chapitre 4, éd. citée, t. I, p. 332.)
7 « Nous revînmes très tard, dans une nuit où, çà et là, au bord du chemin, un pantalon rouge à côté d’un jupon révélaient des couples amoureux. Notre voiture passa la porte Maillot pour rentrer. Aux monuments de Paris s’était substitué, pur, linéaire, sans épaisseur, le dessin des monuments de Paris, comme on eût fait pour une ville détruite dont on eût voulu relever l’image. Mais, au bord de celle-ci, s’élevait avec une telle douceur la bordure bleu pâle sur laquelle elle se détachait que les yeux altérés cherchaient partout encore un peu de cette nuance délicieuse qui leur était trop avarement mesurée ; il y avait clair de lune. Albertine l’admira. Je n’osai lui dire que j’en aurais mieux joui si j’avais été seul ou à la recherche d’une inconnue. Je lui récitai des vers ou des phrases de prose sur le clair de lune, lui montrant comment d’argenté qu’il était autrefois, il était devenu bleu avec Chateaubriand, avec le Victor Hugo d’Eviradnus et de la Fête chez Thérèse, pour redevenir jaune et métallique avec Baudelaire et Leconte de Lisle. Puis lui rappelant l’image qui figure le croissant de la lune à la fin de Booz endormi, je lui récitai toute la pièce. » (Marcel Proust, La Prisonnière, dans À la recherche du temps perdu, éd. Pierre Clarac et André Ferré, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, t. III, p. 407.)
8 Une première étude partielle des différentes versions du texte de Chateaubriand avait été publiée par Antoine Albalat dans la Revue de Paris du 1er février 1903 sous le titre « Les corrections de Chateaubriand ». Une étude plus complète a été entreprise l’année suivante par Victor Giraud, « Histoire des variations d’une page de Chateaubriand », dans Chateaubriand : études littéraires, Paris, Hachette, 1904, p. 181-198. Voir l’article de Bernard Degout dans le présent ouvrage, p. 68.
9 Rappelons que les Mémoires d’outre-tombe furent d’abord publiés en feuilleton dans La Presse, à partir du 21 octobre 1848 (après un texte introductif de Charles Monselet paru du 17 au 20 octobre), puis chez l’éditeur Penaud à partir du 9 janvier 1849. Le chapitre relatant la « Nuit dans les forêts » figure dans le numéro de La Presse du 23 novembre 1848, et dans le tome II de l’édition Penaud (1849).
10 Charles-Augustin Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, Paris, Garnier frères, 1861, t. I, p. 201.
11 À propos des Martyrs (1809), dans Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre XVIII, chapitre 6, éd. citée, t. I, p. 830.
12 La version du Voyage en Amérique (1827), reproduite dans le présent ouvrage, p. 56.
13 « Après un quart d’heure de perplexité et d’une admiration indéfinie, je me rendis à la chute. On peut chercher dans l’Essai sur les révolutions et dans Atala les deux descriptions que j’en ai faites. Aujourd’hui, de grands chemins passent à la cataracte ; il y a des auberges sur la rive américaine et sur la rive anglaise, des moulins et des manufactures au-dessous du chasme. […] J’ai vu les cascades des Alpes avec leurs chamois et celles des Pyrénées avec leurs isards ; je n’ai pas remonté le Nil assez haut, pour rencontrer ses cataractes, qui se réduisent à des rapides ; je ne parle pas des zones d’azur de Terni et de Tivoli, élégantes écharpes de ruines ou sujets de chansons pour le poète [...]. Niagara efface tout. » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre VII, chapitre 8, éd. citée, t. I, p. 377-378.)
14 À propos des arbres de son parc, il écrit : « Je les ai choisis autant que j’ai pu des divers climats où j’ai erré ; ils me rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon cœur d’autres illusions. » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre I, chapitre 1, éd. citée, t. I, p. 115.)
15 « La LSIP [Langue des Signes des Indiens des Plaines] était [...] comprise dans toute la région des Plaines vers le milieu du xixe siècle. Elle remplissait deux fonctions : elle servait de lingua franca entre des peuples locuteurs de nombreuses langues très différentes les unes des autres et elle constituait un moyen d’expression privilégié pour la narration de récits traditionnels. » (Pierre Déléage, Le geste et l’écriture. Langues des signes, Amérindiens, Logographies, Paris, Armand Colin, 2013, p. 12.)
Point contemporain, 2016
Le travail de Sophie Kitching questionne d’un point de vue performatif…
Le travail de Sophie Kitching questionne d’un point de vue performatif (Je me suis rappelé cent fois, Paris, 2014), photographique (série Escape, Paris, 2014), pictural (série Over Watkins, New York, 2015- 2016), ou par la mise en place de dispositifs (Days in Between, New York, 2015) la frontière entre intérieur et extérieur, intime et étranger, organique et formel. Des pièces souvent sculpturales dont l’ordonnancement agit de manière sensible sur le spectateur qui prend alors conscience de l’importance du positionnement de son propre corps dans l’espace. Un caractère scénographique que l’on retrouve dans les installations de l’artiste où le contexte originel dans lequel elles s’inscrivent se voit transformé pour créer de nouvelles dynamiques. Sophie Kitching imagine des environnements dans lesquels le spectateur est invité à évoluer, guidé par des points d’intensité variables. Days in between se compose d’une série de stores alignés, métaphores de fenêtres. Les stores déploient ici leurs qualités d’objet sculptural, dessinant un « entre-deux espace », une ouverture possible. Support de projections vidéos et d’images, ou dotés de leurs propres sources de lumière, ils deviennent, par un jeu sur l’orientation des lamelles, l’expression d’un paysage.
La pièce re- (2015-16) composée d’un néon posé sur une branche et immergé dans un vivarium est lui aussi un « paysage résumé ». Le préfixe « re- » fait référence aux sept variations du souvenir de l’expérience de contemplation du paysage américain par l’écrivain français Chateaubriand. La diffraction de la lumière évoque cet état de grâce et sa dimension spirituelle, très intime. Sophie Kitching condense avec cette pièce pourtant conceptuelle, la composition même du paysage et l’image de l’écrivain face à la nature. Une manière de concentrer une sensation dans un même objet qui puise sa luminosité autant de l’intérieur que de l’extérieur. Une expérience que Sophie Kitching met littéralement en scène avec l’installation La Nuit de Chateaubriand (2015). L’artiste rejoue « la nuit américaine » de Chateaubriand en matérialisant cette expression employée habituellement dans le domaine cinématographique pour désigner une technique permettant de filmer de jour une scène censée se dérouler de nuit. Prenant la forme d’un piédestal baigné dans une atmosphère bleue, la sculpture s’accompagne de sons, bruissements de feuillages, chutes d’eau enregistrés dans les environs de la maison de Chateaubriand à Châtenay-Malabry, ainsi que d’une boucle sonore, composée en collaboration avec l’organiste Adam Bernadac. Son interprétation à l’orgue vient habiter l’installation et renvoie à une vision presque panthéiste de la nature.
Pour les séries Over Watkins (2015) et Golden Watkins (2016), le travail de Sophie Kitching trouve sa source dans les photographies des paysages immenses et « sublimes » de Yosemite prises par Carleton Watkins au milieu du XIXe siècle. Des paysages qui font écho à ceux parcourus par Chateaubriand à la fin du XVIIIe siècle, alors âgé de 23 ans, et dont il déclinera le souvenir dans ses « nuits américaines. »
Ces paysages, bien qu’elle ne les ait jamais traversés, Sophie Kitching en fait l’expérience par sa réappropriation des images de Watkins et du récit de Chateaubriand. En témoigne la série de peintures à l’huile Écritures (2015) réalisées sur des photographies des couvertures intérieures des livres de Chateaubriand dont sont issues les différentes versions des « nuits américaines ».
« Intervenir directement sur les reproductions de Watkins m’a paru être une évidence. Après avoir tant regardé ces images, j’ai eu l’envie d’en comprendre la composition, de la redessiner ou de l’effacer, mais aussi de la sortir du cadre et de la prolonger. »
Sophie Kitching ne cesse de revenir à ces images de Watkins qu’elle aura l’opportunité de contempler au Metropolitan Museum of Art de New York, d’en étudier les motifs et de les réinterpréter avec, comme l’écrivain, une manière de les sonder à nouveau, d’en chercher I’harmonie. Dans les Over Watkins, elle relève les forces, les motifs statiques ou dynamiques de l’image originelle, en appliquant des touches de couleurs sur les reproductions. Le mélange des médiums comme celui des éléments minéraux, végétaux ou aqueux par l’utilisation de la gouache, de l’acrylique, de la peinture à l’huile et du pastel à l’huile, contribue à donner une dimension vibratile à ses compositions. La palette de couleurs employée témoigne elle aussi d’un désir de ne pas blesser l’image qui, avec le temps, continue de disparaître comme le souvenir des « nuits » dans les multiples réécritures de Chateaubriand.
De l’observation à l’imprégnation, parfois même jusqu’au déplacement du motif comme celui de la lune dans ses vidéos, le travail de Sophie Kitching voit progressivement disparaître l’image d’origine. Le paysage, libéré des motifs naturels, gagne une forme d’indépendance pour se projeter dans une émanation plus abstraite ou un artefact. La série de peintures sur panneaux de polycarbonate Untitled (Veranda) (201 6), s’appuie sur la propriété de retenir ou de réfléchir la lumière de ce matériau pour proposer des paysages composés de seules touches de couleurs. Une projection mentale du paysage que l’on retrouve dans la pièce Home Grown Garden (2016) composée à même le sol de l’appartement-atelier new yorkais de l’artiste. Un « jardin » regroupant des éléments issus du quotidien de l’artiste (photographies, miroirs, lumières, vivarium, ...), créant un espace dans lequel son corps peut s’inscrire, comme une réminiscence de ses travaux sur photographies. Installée dans un espace de vie qui devient parfois espace d’exposition, cette pièce évolue au gré du rayonnement du soleil dans la pièce, des visites que reçoit l’artiste, et matérialise ainsi ce jeu sur les frontières qui anime tout le travail de Sophie Kitching.
–Valérie Toubas & Daniel Guionnet
in Revue Point Contemporain #3